Avant-propos
Jâutilise par dĂ©faut le genre fĂ©minin mais il va de soi que, sauf mention contraire, ce que jâĂ©cris sâapplique tout autant aux femmes trans quâaux hommes trans et aux personnes non-binaires.
Je prĂ©fĂšre utiliser le mot sexe lĂ oĂč la plupart des gens utiliseraient genre, afin de lutter contre la rĂ©ification du sexe comme un invariant biologique dĂ©tachĂ© de tout aspect social, souvent naĂŻvement associĂ©e Ă la dichotomie sexe/genre (nature/culture). Lâanatomie est aussi affectĂ©e par la sociĂ©tĂ© et il nâexiste pas de corps naturel.
Par consĂ©quent je parle indiffĂ©remment de transition ou de changement de sexe, changement de sexe ne dĂ©signant pas pour moi ni spĂ©cifiquement ni nĂ©cessairement des modifications anatomiques mais le processus dâaltĂ©ration volontaire de son appartenance (ou non-appartenance) Ă lâune ou lâautre des catĂ©gories de sexe, et toutes les mĂ©thodes qui peuvent y ĂȘtre associĂ©es (changement de prĂ©nom, de pronoms, dâhabillement, travail vocal, prise dâhormones, opĂ©rations, changement de prĂ©nom et de sexe Ă lâĂ©tat civil, etc).
Introduction
Une dangereuse idĂ©ologie transgenre menace la sociĂ©tĂ© : il serait possible dâĂȘtre un homme ou une femme sans avoir Ă©tĂ© reconnue (« assignĂ©e ») comme telle Ă la naissance ! De plus en plus de jeunes, filles et garçons affirment ĂȘtre nĂ©es dans le mauvais corps. De dangereuses militantes queers affirment que les organes gĂ©nitaux ne dĂ©terminent pas si leurs propriĂ©taires sont des hommes ou des femmes. Que se passe-t-il ? Quel est ce phĂ©nomĂšne nouveau ? Pourquoi les mĂ©dias cherchent Ă normaliser le fait dâĂȘtre trans ?
Ă cela je rĂ©ponds : et pourquoi pas ? Pourquoi changer de sexe ne serait-il pas aussi anodin que changer de prĂ©nom ou changer de mĂ©tier ? Pourquoi ne devrait-on pas apprendre aux enfants quâil est normal de changer de sexe comme il est normal de ressentir de lâaffection et de lâattirance pour des personnes du mĂȘme sexe que soi ? Les cathos, les rĂ©acs, les transphobes nomment une telle Ă©ducation la « thĂ©orie du genre », « lâidĂ©ologie du genre » ou bien « lâidĂ©ologie transgenre ». Et si lâidĂ©ologie transgenre ce nâĂ©tait pas prĂ©cisĂ©ment le contraire, câest-Ă -dire faire de la transition une exception, une anomalie voire une maladie ?
A partir dâun bref rĂ©sumĂ© des origines mĂ©dicales et juridiques de la transsexualitĂ© contemporaine, je montrerai dans ce texte comment sâest construite une conception du changement de sexe fondĂ©e sur la souffrance et la pathologisation, qui permet de concilier la rĂ©alitĂ© de la transition avec lâidĂ©ologie patriarcale de la diffĂ©rence des sexes. La transition est donnĂ©e pour rare et exceptionnelle ce qui la rend dâautant plus intrigante et pousse Ă interroger les trans sur lâorigine de leur dĂ©sir de transition. En essayant de rendre la transition intelligible pour les personnes cis (les personnes qui ne sont pas trans), et en insistant en particulier sur la souffrance qui serait associĂ©e Ă la transition et au dĂ©sir de transition, on construit des rĂ©cits qui peuvent ĂȘtre aliĂ©nants pour les personnes trans elles-mĂȘmes ainsi que les personnes qui rĂ©flĂ©chissent Ă la transition. Il est donc nĂ©cessaire de rejeter lâexigence de justification pour que la transition soit acceptĂ©e comme une expĂ©rience normale et positive de la vie humaine.
GenÚse de la transsexualité moderne
Avec la rĂ©volution industrielle, la colonisation, la croissance des centres urbains, lâexode rural et des migrations importantes entre rĂ©gions distantes, il semble que le XIXĂšme siĂšcle ait vu de nombreux hommes et femmes dĂ©fier lâassignation de sexe. On trouve parmi elles des mĂ©decins, des soldats, des rĂ©volutionnaires (Amelio Robles Ăvila), des sage-femmes (Mrs Nash), des institutrices (Alice Baker), etc. Le podcast One From The Vault de Morgan M. Page consacre de nombreux Ă©pisodes Ă lâhistoire mĂ©connue de ces personnes.
Les rĂ©cits indirects de lâĂ©poque, comme les articles de presse, les dĂ©signent gĂ©nĂ©ralement comme des « hommes dĂ©guisĂ©s en femmes » ou des « femmes dĂ©guisĂ©es en hommes » mais les tĂ©moignages directs des celles et ceux qui les ont connues les dĂ©crivent bien souvent conformĂ©ment Ă leur sexe revendiquĂ©. Prenons en exemple le tĂ©moignage dâun marin, Ă propos dâun de ses collĂšgues, mort pendant le naufrage du paquebot anglais Atlantic en 1873 et dont la dĂ©couverte du corps trahit un dĂ©tail cachĂ© de son identitĂ© : « Je ne savais pas que Bill Ă©tait une femme. Il prenait son grog avec autant dâentrain que chacun dâentre nous, et il passait son temps Ă mendier ou voler du tabac. CâĂ©tait un bon gars cependant, et je suis dĂ©solĂ© dâapprendre quâil Ă©tait une femme. »1 La correspondance autour de la mort du mĂ©decin James Barry, inventeur de la cĂ©sarienne moderne, est tout aussi Ă©loquente.2 Il Ă©tait donc possible de changer de sexe bien avant quâaucune technique mĂ©dicale dâaltĂ©ration de lâanatomie ne soit disponible.3
Au dĂ©but du XXĂšme siĂšcle les transitions se mĂ©dicalisent. Les premiĂšres opĂ©rations gĂ©nitales surviennent dans les annĂ©es 1920 puis les administrations dâhormones dans les annĂ©es 40/50.4 Les progrĂšs de la chirurgie et de lâendocrinologie permettent Ă un petit nombre de personnes de changer de sexe plus facilement. La radicalitĂ© des modifications physiques et anatomiques rend obsolĂšte le paradigme du travestissement. On ne parle plus dâhommes dĂ©guisĂ©s en femmes mais dâhommes devenus femmes, comme le montre la couverture mĂ©diatique mondiale dont a bĂ©nĂ©ficiĂ© la transition de Christine Jorgensen Ă partir de 1952.
La rĂ©alitĂ© du changement de sexe sâimpose, et dĂ©range : malgrĂ© les nombreux obstacles tendus par la sociĂ©tĂ©, des femmes deviennent des hommes, des hommes deviennent des femmes, dâautres encore refusent obstinĂ©ment dâĂȘtre confinĂ©Es par la sociĂ©tĂ© Ă lâune ou lâautre des catĂ©gories de sexe quâon tente dâimposer sur elleux. La « mĂ©tamorphose impensable »5 se rĂ©alise. Cette expĂ©rience irrĂ©futable de la transition vient contrarier lâidĂ©ologie patriarcale dont lâun des piliers est le caractĂšre supposĂ©ment naturel, immuable et inaltĂ©rable des catĂ©gories de sexe et de la hiĂ©rarchie qui y est associĂ©e. Câest ainsi quâĂ©merge la nĂ©cessitĂ© dâun discours permettant de rendre intelligible cette expĂ©rience sans remettre en cause lâidĂ©ologie patriarcale.
Le désir de transition comme souffrance
Câest la sexologie qui fournit les clĂ©s dâune telle explication en dĂ©veloppant le paradigme du transsexualisme, créé par Harry Benjamin, Ă la suite des travaux de Magnus Hirschfeld. Ils dĂ©crivent leurs patientes comme exprimant la conviction dâĂȘtre « du sexe opposĂ© » ou « dans le mauvais corps ». Le diagnostic de transsexualisme peut se rĂ©sumer ainsi : le dĂ©sir ou la conviction profonde, prolongĂ©e et inflexible dâappartenir au « sexe opposĂ© », gĂ©nĂ©rant une souffrance invalidante et impossible Ă soulager autrement que par la transition mĂ©dicale et sociale.6
Il nous faut bien comprendre que la crĂ©ation de cette classification dĂ©coule pour ces mĂ©decins de la nĂ©cessitĂ© de justifier que les soins de transition quâils dĂ©livrent sâinscrivent dans une dĂ©marche scientifique. Ă ces Ă©poques lointaines, comme encore aujourdâhui, les personnes trans sont sommĂ©es dâexpliquer leur dĂ©sir de transition car exprimer le dĂ©sir de changer de sexe nâest pas entendu comme une explication satisfaisante. En fait, aucune explication ne saurait ĂȘtre vraiment satisfaisante pour les mĂ©decins comme pour la sociĂ©tĂ©, il faut donc quâelle soit ineffable, hors de portĂ©e de lâentendement. Câest pourquoi le dĂ©sir de transition est ramenĂ© au domaine de lâintime : le fait de sentir intimement femme, le fait de se sentir ou de se croire prisonniĂšre dâun corps qui nâest pas le sien. En somme des justifications impossibles Ă rationaliser, presque mystiques.7
La justification mĂ©dicale de la transition sâaccompagne aussi dâun aspect normatif : il est par exemple attendu que les candidates Ă la transition soient hĂ©tĂ©rosexuelles dans le sexe « dâarrivĂ©e », les personnes ayant dĂ©jĂ des enfants sont automatiques exclues, etc.
Ce gatekeeping (filtrage) par le corps mĂ©dical sâassouplit les dĂ©cennies passant, de mĂȘme que les protocoles et les critĂšres de diagnostic. Les raisons sont notamment que les mĂ©decins se rendent compte que le dĂ©sir de transition ne se soigne ni avec la psychothĂ©rapie ni avec des mĂ©dicaments psychoactifs ni avec des Ă©lectrochocs, et que les patientes exclues sont nombreuses Ă accĂ©der aux hormones par des moyens dĂ©tournĂ©s avec parfois des risques pour leur santĂ©.8 Pourtant la transition est le plus souvent bĂ©nĂ©fique au bien-ĂȘtre des demandeuses. On peut dire que depuis prĂšs dâun siĂšcle, et malgrĂ© des changements de nomenclature, cette reprĂ©sentation du dĂ©sir de transition comme semblable Ă la psychose et cause dâune immense souffrance reste aujourdâhui dominante. Parmi les mĂ©decins les moins transphobes la transition reste majoritairement perçue comme une nĂ©cessitĂ© mĂ©dicale plutĂŽt quâun dĂ©sir lĂ©gitime.
On retrouve dans la transphobie des Ă©lĂ©ments identiques Ă lâhomophobie. Par exemple lâĂglise catholique estime que lâhomosexualitĂ© est dâabord un Ă©tat psychologique, source de souffrance (« intrinsĂšquement dĂ©sordonnĂ©e »), et que le dĂ©sir pour autrui peut et doit ĂȘtre rĂ©primĂ© par la priĂšre, la bienveillance de lâentourage et si nĂ©cessaire des soins mĂ©dicaux. Si cette vision de lâhomosexualitĂ© est de moins en moins populaire dans le reste de la sociĂ©tĂ©, largement sĂ©culaire, il nâen est pas de mĂȘme pour la transsexualitĂ© qui reste associĂ©e Ă la dysphorie de genre et donc Ă une souffrance psychologique. Il en dĂ©coule la croyance dans la possibilitĂ© de soigner/attĂ©nuer la dysphorie sans passer par la transition, ainsi que lâidĂ©e que la dysphorie nâest pas attĂ©nuĂ©e par la transition. Cette croyance est dĂ©mentie depuis des dĂ©cennies par lâexpĂ©rience infructueuse des mĂ©decins mais elle perdure nĂ©anmoins.
Dans le cas des transphobes militantes lâhostilitĂ© Ă la transition se traduit par de nombreux fantasmes alimentĂ©s par lâĂ©change de rĂ©cits de renoncement Ă la transition, de dĂ©transition ou de guĂ©rison du dĂ©sir de transition,9 et des rĂ©cits beaucoup plus rĂ©vulsants de complication post-opĂ©ratoires et de maltraitances mĂ©dicales censĂ©s reprĂ©senter Ă leur yeux la norme en matiĂšre de transition. Elles propagent Ă©galement des discours faux et alarmistes sur les hormones causes dâaccidents cardiaques ou vasculaires, de cancer. De mĂȘme les bloqueurs de pubertĂ© sont dĂ©peints comme des substances extrĂȘmement dangereuses.10 Ces militantes anti-trans rejettent gĂ©nĂ©ralement lâidĂ©e que lâincapacitĂ© Ă changer de sexe peut ĂȘtre source de souffrance : câest la transition et lâenvie de transition qui seraient en elles-mĂȘmes source de souffrance et causĂ©es par dâautres dĂ©sĂ©quilibres psychiques tels que la dĂ©pression, la schizophrĂ©nie, ou favorisĂ©es par lâautisme. On rencontre ainsi lâidĂ©e quâil faudrait dâabord soigner dĂ©pression, anxiĂ©tĂ© ou autres maladies psychiatriques avant dâentamer la transition : il faudrait Ă©carter toute autre forme de mal-ĂȘtre pour mettre Ă jour la prĂ©sence (ou lâabsence) dâune dysphorie de genre pure, distincte et indĂ©pendante du reste du psychisme. Les militantes anti-trans affirment souvent quâil nâexiste pas de personnes trans mais seulement des personnes dysphoriques, câest-Ă -dire souffrantes, que la transition ne rĂ©sout pas la dysphorie et elles prĂ©tendent donc proposer des moyens alternatifs de lutte contre la dysphorie.11
Dans les mĂ©dias dâinformation et info-divertissement la reprĂ©sentation des trans et de la transition est systĂ©matiquement vernie de sensationnalisme et de pathos : lâincroyable transformation est par dĂ©finition rare et exceptionnelle, les trans sont extraordinairement courageuses. Alexandre Baril montre ainsi que lâintimitĂ© des personnes trans est volontiers dissĂ©quĂ©e par les mĂ©dias.12 Je crois que cette intrusion dans lâintimitĂ© aboutit Ă reprĂ©senter la transition comme un dernier recours, une expĂ©rience aux limites de ce que peut vivre lâĂȘtre humain. La parole dâexpert est souvent confiĂ©e Ă mĂ©decins, psychologues ou psychanalystes cis. Lorsque les journalistes demandent lâopinion des personnes trans, il est trĂšs rare quâelles les interrogent sans chercher, directement ou de maniĂšre dĂ©tournĂ©e, Ă leur demander un tĂ©moignage personnel plutĂŽt que leur expertise, mĂȘme lorsquâelles parlent en tant que reprĂ©sentantes dâune association, chercheuses ou spĂ©cialistes dâun aspect particulier de la transitude. En somme, suivant les conclusions de Karine Espiñeira et Maud-Yeuse Thomas, les trans sont presque toujours objets et pas sujets de leur reprĂ©sentation mĂ©diatique.13
La fiction, comme les films ou sĂ©ries, sâappuie Ă©galement sur des archĂ©types propres, toujours basĂ©s sur lâidĂ©e de souffrance. Julia Serano identifie par exemple dans la reprĂ©sentation des femmes trans les archĂ©types de la femme trans pathĂ©tique et de la femme trans usurpatrice.14 Les personnes trans sont reprĂ©sentĂ©es comme autrices ou victimes de graves violences. La violence des femmes trans meurtriĂšres est expliquĂ©e par leur transitude et les souffrances associĂ©es : le personnage de Buffalo Bill dans Le Silence des Agneaux tue des femmes car la transition lui a Ă©tĂ© refusĂ©e, le personnage trans de Pretty Little Liars est meurtrier Ă cause du harcĂšlement quâil a subi. Ce dernier exemple, rĂ©cent, me semble dâautant plus intĂ©ressant que la productrice Marlene King se dĂ©fend de toute transphobie, elle dĂ©nonce les mauvais traitements sociaux et familiaux subis par les personnes trans : « si vous traitez quelquâun comme sâil nâĂ©tait rien, il y a des chances quâil traite tout autant les autres comme sâils nâĂ©taient rien.»15 Cette reprĂ©sentation nĂ©gative nâest bien sĂ»r pas sans consĂ©quences : pour Pauline Clochec elle constitue une façon de dissuader les transitions.16
Les organisations et militantEs dĂ©fendant les droits des trans ne sont pas en reste. La dĂ©fense des droits des trans met le plus souvent en avant leur fragilitĂ©, parfois jusquâau ridicule. Ce que jâappelle lâeffet bĂ©bĂ© phoque : il faut protĂ©ger les trans car elles sont si fragiles et se suicident comme des lemmings.17 Les revendications pour les droits des trans sont trĂšs souvent portĂ©es comme nĂ©cessaires pour rĂ©soudre les souffrances des trans, lâangle de lâĂ©galitĂ© des droits ou de la lĂ©gitimitĂ© Ă faire ce quâil nous plait passent derriĂšre (et câest normal) la lutte contre les discriminations. Je dis cela en Ă©tant pleinement consciente que nous sommes bien trop nombreuses Ă porter le deuil de camarades, d’amies, parfois d’amantes. C’est n’est pas une rĂ©alitĂ© que je souhaite minimiser, c’est le sentiment de pitiĂ© et tout ce qu’il implique que je dĂ©nonce ici.
On note en particulier dans les discours trans une emphase frĂ©quente sur les meurtres dont sont victimes les femmes trans. S’il est vrai certaines femmes trans, en particulier immigrĂ©es et/ou vivant de la prostitution sont particuliĂšrement exposĂ©es, dâautres personnes trans Ă l’abri d’un tel risque en dĂ©veloppent une peur irrationnelle et semblent parfois sincĂšrement convaincues quâelles risquent de se faire assassiner au dĂ©tour dâune rue. On peut ici faire un parallĂšle avec la peur des femmes Ă qui on apprend trĂšs tĂŽt quâil ne faut pas rentrer seule le soir, alors que cela correspond peu aux risques quâelles encourent rĂ©ellement : il sâagit de rĂ©glementer par la peur leurs comportements et restreindre leurs libertĂ©s. Cela cause un climat parfois peu accueillant pour les personnes en questionnement ou en dĂ©but de transition qui reçoivent trĂšs tĂŽt en pleine gueule les chiffres alarmants des suicides et des discriminations. Difficile alors de ne pas craindre ou croire que changer de sexe condamne Ă une vie difficile.
La cohĂ©rence de ces discours nĂ©gatifs mâamĂšne Ă les considĂ©rer comme dĂ©coulant d’un principe commun : la transition est exceptionnelle, difficile, causĂ©e par la souffrance, et la transition est elle-mĂȘme douloureuse, portant des rĂ©sultats incertains. Par bienveillance, on loue le courage des personnes trans. Par malveillance, on dĂ©nonce un dĂ©fi Ă la nature. Dans tous les cas ressort la conscience quâon ne peut pas altĂ©rer sa propre sexuation ou alors il faut payer le prix de cette transgression : la souffrance serait inĂ©vitable et intrinsĂšque Ă la transitude. Jâappelle idĂ©ologie transgenre lâensemble de ces discours nĂ©gatifs centrĂ©s sur la souffrance des trans. Il en dĂ©coule apitoiement, infantilisation et dĂ©lĂ©gitimation des dĂ©sirs, des expĂ©riences et des idĂ©es exprimĂ©es par les personnes trans. Comme plus gĂ©nĂ©ralement le cissexisme18 dont elle est dĂ©clinĂ©e, elle renforce lâidĂ©ologie patriarcale.
La transition heureuse ?
Face Ă cette avalanche de pessimisme, on rencontre aussi des cĂ©lĂ©brations de la transitude dans les mouvements queer, dans des milieux comme la mode ou plus rarement des mĂ©dias. La transitude est alors exaltĂ©e comme rĂ©bellion contre les normes de genre, dotĂ©e dâun incroyable potentiel rĂ©volutionnaire, porteuse dâune esthĂ©tique singuliĂšre. Mais il sâagit alors de fĂ©tichisation, la transitude demeurant dans ce cadre la cible du cissexisme : exceptionnelle, fascinante car prĂ©cisĂ©ment hors-norme.
Les trans ont comme une obligation de radicalitĂ©, de remettre en cause le genre. Cette charge pĂšse davantage sur les trans que sur les cis. En tĂ©moigne notamment par lâobsession des fĂ©ministes, ouvertement transphobes ou non, pour la conformitĂ© ou non-conformitĂ© des trans aux normes de genre. Les femmes trans sont particuliĂšrement scrutĂ©es, toujours jugĂ©es trop masculines ou fĂ©minines,19 bien que les autres personnes trans ne soient pas en reste. RĂ©cemment il mâa Ă©tĂ© racontĂ© le cas dâune femme cis Ă©nervĂ©e en apprenant quâun homme trans souhaitait devenir pĂšre un jour mais nâavait pas lâintention de porter lui-mĂȘme son enfant, elle argumentait quâil contredisait ainsi sa volontĂ© dâabolir le genre.
Plus gĂ©nĂ©ralement les vies trans se devraient dâĂ©chapper Ă la norme. Pourtant comme beaucoup de personnes trans peuvent en faire le constat : ĂȘtre trans nâa gĂ©nĂ©ralement rien de glamour ni de tragique ni dâexceptionnel. Les vies trans le plus souvent sont des vies assez banales, normales et mĂȘme, croyez-le ou non, parfaitement ennuyeuses.
Impossible de le nier nous vivons dans une sociĂ©tĂ© obsĂ©dĂ©e par la diffĂ©rence des sexes, en tĂ©moigne lâusage presque systĂ©matique des mots femmes, hommes et leurs synonymes pour dĂ©signer les individus inconnus. Le sexe est lâun des premiers traits qui nous identifient. Cela implique-t-il pour autant que ce caractĂšre soit nĂ©cessairement fixe ? Car lorsquâon se rencontre les premiĂšres questions quâil est de coutume de demander sont « Comment tâappelles-tu ? » et « Que fais-tu dans la vie ? » : les rĂ©ponses sont des traits importants voire essentiels de tout individu. Pourtant on peut changer de prĂ©nom comme on peut changer de mĂ©tier ou dâoccupation et on dit rarement son ancien prĂ©nom ou son ancien mĂ©tier si on en a changĂ©. Cela vient parfois dans la conversation, plus ou moins tĂŽt, parfois des mois ou des annĂ©es aprĂšs la premiĂšre rencontre.
Le changement de prĂ©nom est donc un Ă©lĂ©ment anodin de lâhistoire dâune personne quâon ne demande pas avec insistance de justifier par dâautres raisons que le seul inconfort. Par exemple SĂ©golĂšne Royal et Marine Le Pen, toutes deux dâanciennes candidates aux Ă©lections prĂ©sidentielles, portent un autre prĂ©nom que celui qui leur a Ă©tĂ© attribuĂ© Ă la naissance sans que cette information ne soit considĂ©rĂ©e comme importante, la plupart des gens ignorant mĂȘme ce dĂ©tail. Quand on prĂ©sente Ă autrui une tierce personne, on ne ressent pas le besoin dâindiquer son ancien prĂ©nom ou son ancien mĂ©tier. A lâinverse changer de sexe est perçu comme exceptionnel. Il est remarquable que les cis disent souvent spontanĂ©ment quâune personne est trans en la prĂ©sentant pour la premiĂšre fois. Jâai souvent appris que telle ou telle personne, que je nâavais souvent jamais rencontrĂ©e, Ă©tait trans Ă cause des indiscrĂ©tions des cis qui sont leurs amies (ou leurs mĂ©decins !), parfois sans ĂȘtre moi-mĂȘme out comme trans auprĂšs des amies en question.
Lâincroyable charge de justification de soi qui pĂšse sur les trans dans leur entourage, dans leurs relations Ă lâĂtat et aux mĂ©decins, contraste avec le peu de justification demandĂ©es lorsquâil sâagit de changer de prĂ©nom ou changer de profession. Pourtant ne pourrait-on pas comparer lâinconfort du sexe assignĂ© Ă inconfort du prĂ©nom non-choisi et malaimĂ© ? Pourquoi ne serait-il donc pas aussi simple dâen changer ? Pourquoi ne voit-on pas pareillement la transition comme une source de joie ? Comme un nouveau prĂ©nom pour se dĂ©tacher de lâancien qui ne nous plaisait pas ou nous Ă©voquait trop de mauvaises choses. Pourquoi ne pourrait-on pas aussi cĂ©lĂ©brer la deuxiĂšme pubertĂ© et les effets parfois lents mais toujours remarquables des hormones ?
On rencontre cependant ici le risque dâune nouvelle injonction, ici positive, Ă vivre positivement sa transition. De fait les trans dissimulent leurs difficultĂ©s psychiques de peur que leur transition soit ralentie ou empĂȘchĂ©e par leur famille ou le corps mĂ©dical, parfois aussi de peur du jugement de leurs pairs qui affichent une transition heureuse. Si le dĂ©sir de changer de sexe est causĂ© par la souffrance, la dysphorie de genre, alors par opposition la transition est censĂ©e ĂȘtre une expĂ©rience positive, la rĂ©solution de la dysphorie, marquĂ©e par lâeuphorie de genre. Lâeuphorie de genre est prĂ©sentĂ©e comme libĂ©ratrice mais, construite en opposition Ă la dysphorie, elle ne permet pas dâĂ©chapper Ă cette emprise du corps mĂ©dical sur nos transitions. Si la transition peut indubitablement ĂȘtre source de joie, en exaltant la rĂ©vĂ©lation dâune identitĂ© profonde (authentic self en anglais) on nous refuse de vivre simplement cette joie. Il sâagirait Ă la place de reconnaĂźtre la transition comme un Ă©vĂšnement assez anodin de la vie dâun individu. DĂ©transition et retransition peuvent Ă©galement ĂȘtre ainsi dĂ©dramatisĂ©s : on choisit de transitionner dans un contexte particulier et la vie suivant son cours on peut parfois choisir dâarrĂȘter les hormones, Ă©ventuellement de revenir Ă son sexe antĂ©rieur.
Lors dâune discussion organisĂ©e par le Cercle freudien, le pĂ©dopsychiatre Jean Chambry remarque avec regrets que ses jeunes patientes trans nâaiment pas quâon leur demande pourquoi elles dĂ©sirent changer de sexe : « Il est clair que la psychothĂ©rapie va plutĂŽt ĂȘtre centrĂ©e sur quâest-ce que ça fait de vivre tout ça, comment tu vis tout ça, etc. Mais on sâinterdit de trop interroger les fondements de la construction identitaire, trĂšs clairement, parce que là ça clash Ă chaque fois. [âŠ] Cette question du pourquoi elle est insupportable alors on est plutĂŽt positionnĂ©s sur comment tâaider Ă vivre le mieux possible. »20 Pour ma part je les comprends, lâobsession du « pourquoi ? » nâappelle quâune rĂ©ponse : « pourquoi pas ? »
Conclusion
Une de mes amies, lesbienne, a changĂ© de prĂ©nom. Lorsquâelle a dit Ă sa famille quâelle aimait les femmes, celle-ci a trĂšs mal rĂ©agi et aprĂšs avoir beaucoup pleurĂ© de devoir renoncer Ă ses liens elle a changĂ© de prĂ©nom pour ne plus penser Ă ses parents qui lui ont si souvent dit « je tâaime » et qui nâont pas su ĂȘtre Ă la hauteur des promesses que portaient ces mots. Elle utilise dĂ©sormais son deuxiĂšme prĂ©nom comme prĂ©nom dâusage. Ses amies et ses amantes lâappellent ainsi, câest comme ça quâelle se prĂ©sente Ă son entourage affectif. Elle nâa pas changĂ© son prĂ©nom officiellement et câest son ancien prĂ©nom qui figure sur les listes dâappel Ă lâuniversitĂ©. Elle ne ressent pas le besoin de le changer car les relations quâelle entretient avec ses enseignantes sont distantes. NĂ©anmoins, Ă force dâentendre ses camarades de classe lâappeler par son nouveau prĂ©nom, les enseignantes lâont aussi spontanĂ©ment adoptĂ© sans quâelle ne le leur ait jamais demandĂ©. On lui demande parfois pourquoi elle a changĂ© de prĂ©nom. Elle rĂ©pond quâelle nâaimait pas lâancien et on ne lui pose pas plus de questions. Jâaimerais quâil soit aussi simple et libĂ©rateur de changer de sexe quâil a Ă©tĂ© simple et libĂ©rateur pour elle de changer de prĂ©nom.
- Frank Leslie’s Illustrated Newspaper, n° 917, 26 avril 1873 (traduction libre)
- James Barry, article de Wikipedia en Français.
- Je ne mentionne dĂ©libĂ©rĂ©ment pas ici les castrati et phĂ©nomĂšnes similaires puisquâil ne sâagissait pas Ă ma connaissance dâun choix dĂ©libĂ©rĂ©.
- LorsquâestrogĂšnes et testostĂ©rones ont Ă©tĂ© identifiĂ©s et ont commencĂ© Ă ĂȘtre produits, lâidĂ©ologie de la diffĂ©rence des sexes sâen est trouvĂ©e profondĂ©ment affectĂ©e comme elle lâa Ă©tĂ© plus tard par la dĂ©couverte des chromosomes sexuels. On pensait avoir trouvĂ© lĂ la clĂ© de la sexuation et ce vif enthousiasme a gĂ©nĂ©rĂ© de nombreuses expĂ©riences dâadministrations dâhormones sexuelles pour soigner toutes sortes de maladies : manque de dĂ©sir sexuel chez les femmes, douleurs menstruelles, etc. (Ă©videmment les femmes Ă©taient perçues, comme aujourdâhui, dĂ©ficientes par rapport aux hommes).
- La mĂ©tamorphose impensable. Essai sur le transsexualisme et l’identitĂ© personnelle, Gallimard, Paris, 2003. Essai du philosophe et psychanalyste Pierre-Henri Castel
- Au sujet de ce paragraphes des suivants, voir La métamorphose pensable : trois théories du changement de sexe, conférence de Pauline Clochec au colloque La prise en charge médicale des LGBTI, Université Picardie Jules Verne, 21 janvier 2021
- Câest sur cela que sâappuient des fĂ©ministes transphobes françaises pour qualifier le « transgenrisme » de croyance religieuse. Ainsi elles peuvent affirmer que la lutte contre les trans est une lutte pour la laĂŻcitĂ© qui sert de prĂ©texte Ă toutes les luttes racistes et rĂ©actionnaires de notre Ă©poque.
- Marie-Pierre Pruvot (alias Bambi) raconte que certaines de ses camarades avalaient chaque jour lâĂ©quivalent dâun mois entier de pilules contraceptives, espĂ©rant accĂ©lĂ©rer les changements physiques, avec des effets dĂ©lĂ©tĂšres sur leur santĂ©. Le dĂ©veloppement dâinternet permet dâaccĂ©der plus facilement Ă des communautĂ©s trans Ă©changeant des informations sur les traitements mĂ©dicaux mais ne rĂ©sout pas forcĂ©ment la question de la sĂ©curitĂ© des hormones lorsquâon se fournit sur le marchĂ© noir.
- Souvent trĂšs orientĂ©s comme lâindique ce tĂ©moignage de Ky Schevers qui a militĂ© dans des groupes detrans
- Rappelons ici que les bloqueurs de pubertĂ©, dâabord utilisĂ©s pour retarder les pubertĂ©s prĂ©coces chez les enfants cis, est utilisĂ© par les mĂ©decins suivant des enfants trans comme un moyen de les faire patienter avant la prise de testostĂ©rone ou dâestradiol. La raison peut ĂȘtre la lĂ©gislation locale sur certaines actes mĂ©dicaux, mais le plus souvent il sâagit de la rĂ©pugnance des mĂ©decins Ă laisser les ados trans commencer tĂŽt la pubertĂ© quâelles souhaitent, espĂ©rant que celles-ci changent dâavis (on parle en anglais de desisters).
- Ce qui correspond souvent en rĂ©alitĂ© Ă des thĂ©rapies de conversion : il sâagit bien in fine de prĂ©venir la transition.
- Cette question, ainsi que dâautres abordĂ©es de ce texte, a fait lâobjet dâune rĂ©flexion plus poussĂ©e par Alexandre Baril dans SociĂ©tĂ© de lâaveu, cis-tĂšme de lâaveu : repenser le consentement Ă la lumiĂšre des images intimes de personnes trans* dans les medias, revue GLAD !, n°5, dĂ©cembre 2018
- Ătudes Trans, interroger les conditions de production et de diffusion des savoirs, Karine Espineira et Maud-Yeuse Thomas, revue Genre, sexualitĂ© & sociĂ©tĂ©, n°22, Automne 2019.
- Manifeste dâune femme trans et autres textes, Julia Serano, ed. Cambourakis, trad. NoĂ©mie GrĂŒnenwald
- Behind That Controversial « Pretty Little Liars » Transgender Reveal, Buzzfeed.com
- Entre punition et altérisation : médiatiser les femmes trans pour décourager les transitions, Pauline Clochec, Questions Trans & Féministes.
- La tribune A toi ma sĆur, mon frĂšre, mon adelphe, parue le site internet de LibĂ©ration le 26 fĂ©vrier 2020, lâillustre avec de remarquables envolĂ©es lyriques.
- Du cissexisme comme systĂšme, Pauline Clochec, sur le site de lâObservatoire des transidentitĂ©s
- Femme trans et fĂ©minisme : les obstacles Ă la prise de conscience fĂ©ministe et le cissexisme des fĂ©ministes, Constance Lefebvre, texte Ă paraĂźtre en aoĂ»t 2021 dans MatĂ©rialismes trans, ed. HystĂ©rik et associĂ©es, dir. Pauline Clochec, NoĂ©mie GrĂŒnenwald.
- Dysphorie de genre, transidentité: Le Cercle freudien reçoit le Dr Jean CHAMBRY pédopsychiatre, Youtube, consulté le 31 mars 2021.
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