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[Traduction] La ternarité de genre : Comprendre la transmisogynie

Introduction de la traductrice

Nous publions ici une traduction de l’article The Gender Ternary: Understanding Transmisogyny de Lisa Millbank, paru originellement en anglais en 2011 sur son blog A Radical Transfeminist.

Lisa Millbank a été d’une grande influence sur nous et sur notre conception du transféminisme. Et nous considérons en particulier que cet article ouvre des pistes de réflexion intéressantes sur le sujet.

Notons toutefois que si ce texte est, dans les grandes lignes, largement en phase avec nos opinions, nous ne partageons pour autant pas ou plus toutes les positions de l’autrice, y compris parmi celles exprimées ici. Pour cette raison, et pour mieux contextualiser certaines problématiques abordées, nous pensons bientôt publier un commentaire critique pour en accompagner la lecture.

Nous estimons en tous cas qu’il est important de le mettre entre les mains de plus de personnes s’intéressant au transféminisme, et cette traduction est pour nous l’occasion de le faire.

La ternarité de genre : comprendre la transmisogynie

Texte original.

Résumé

Au sein des mouvements féministes revient souvent l’idée que la plupart des gens voient le genre comme binaire, et que la plupart des institutions sont construites sur une idée fixe de deux genres.

J’avance que la société utilise en fait un système triparti de genre ternaire qui divise la population en « femmes », « hommes » et « déviants »1. J’utilise ce modèle pour débattre d’un différent récurrent chez les féministes : le privilège masculin tel que vécu par les femmes transsexuelles2.

Cet article aborde également le concept de transgenrage (genrer quelqu’un en tant que trans) et décompose le « privilège masculin » en privilèges *intériorisé, social, et de pouvoir-sur.

Avertissements

Mon approche du genre ici se limite bien sûr aux modèles sociaux du genre avec lesquels j’ai grandi, étant blanche et vivant au Royaume-Uni. J’ai conscience de l’existence de nombreux autres modèles du genre, mais je ne les connais pas suffisamment pour les aborder de manière pertinente. De la même façon, lorsque je parle de rencontrer d’autres modèles du genre, il s’agit des modèles que je rencontre là où je vis et dans les cercles dans lesquels j’évolue. Je soupçonne que dans un référentiel différent du mien, cet article s’avèrera moins précis.

Les femmes, les hommes et tous les autres

Quiconque a déjà eu l’occasion de demander à ce que soit retravaillé un formulaire ne proposant que les options restrictives « femme » et « homme » sait quelle première concession on lui offrira (si on lui concède quoi que ce soit). On ajoutera au formulaire une case « autres ». Ça a l’air inclusif. Les personnes genderqueer peuvent alors remplir le formulaire sans avoir à mentir sur leur genre. Mais c’est aussi le problème : une personne genderqueer peut désormais remplir le formulaire et accéder aux services qu’il offre. Le système se maintient en créant une catégorie exceptionnelle dans laquelle il range les individus qui ne s’y conforment pas.

Les personnes transsexuelles en font parfois l’expérience lorsqu’elles interagissent avec des personnes cis. En tant que femme transsexuelle, je suis traitée de généralement trois façons différentes quand je suis de sortie. Il y a les gens qui vous mégenrent3 en tant qu’homme et interagissent avec vous dans un registre masculin. Il y a les gens qui vous genrent correctement comme femme et interagissent avec vous dans un registre féminin. Et puis il y a les gens qui vous genrent comme trans – ou, comme j’aime le dire, qui vous transgenrent4 – et qui, si jamais ils interagissent avec vous du tout, peuvent réagir de nombreuses et diverses manières, pour la plupart peu agréables.

Dans Matrix: Revolutions (en vérité, puisqu’on en parle, je l’ai plutôt apprécié), l’Architecte décrit le secret pour créer un système binaire parfait5 :

Tu es l’éventualité d’une anomalie qu’en dépit de mes efforts les plus sincères j’ai été incapable d’éliminer de ce qu’est par ailleurs une harmonie de précision mathématique. Quoi qu’elle demeure un fardeau dont tu veux t’affranchir, elle n’a rien de surprenant et peut donc obéir à des mesures de contrôle.

Autrement dit : on triche. L’exception est la soupape de sécurité qui permet de relâcher la pression et de maintenir les individus dans les deux catégories primaires, en écartant commodément tout ce qui ne rentre pas. L’alternative, lorsqu’on se trouve confronté à une personne qui ne rentre pas dans la binarité de genre, serait de contempler le genre dans sa magnifique et stupéfiante complexité. Et réagit-on souvent de la sorte ?

Si beaucoup de gens diront, quand on leur demande, qu’il n’existe que deux genres, les comportements des individus et des institutions révèlent un modèle plus nuancé. De façon récurrente, apparaît cette catégorie « autre », laissant comme l’impression de botter en touche. Une personne genderqueer affirmant son identité de genre finira par s’entendre dire qu’elle est « juste bizarre ». Bien catégorisés, elle et ses arguments peuvent alors être invalidés plutôt que de laisser son existence briser la vision du monde de son interlocuteur.

Le modèle du genre ternaire

Dans le modèle ternaire du genre, il y a trois genres. « Homme », « femme » et « déviant ». J’utilise délibérément le mot déviant, et pas sans une certaine affection, à l’instar de Mia Mingus dans sa conférence pour le congrès Femmes of Color Symposium de 2011 6:

Quid des déviants d’entre nous, au sens le plus fort du terme ? La déviance, c’est cette face du handicap et du validisme où l’on trouve les corps déformés, défigurés, scarifiés et physiquement infirmes et anormaux. Son origine remonte aux monstres, gobelins et bêtes sauvages, aux bêtes de foire du 19ème siècle, où personnes invalides, trans ou non-conformes au genre, indigènes et personnes de couleur étaient affichées côte-à-côte. C’est là que le « beau » et le « déviant » furent construits jour et nuit, que la « blancheur » et le « reste » furent gravés dans nos têtes.

Il me semble que Mingus utilise ce mot dans un sens plus fort que celui que je ne lui donne ici, et j’espère que mon emprunt ne la gênera pas. J’espère que Mingus reconnaîtrait que, bien que l’ostracisation d’une femme transsexuelle blanche et à mi-transition ne soit pas tout à fait comparable à celle infligée à des femmes de couleur queers et handicapées, nos corps sont dans les deux cas délégitimés par le concept de déviance. À cause des différences entre l’expérience qu’a Mingus de la déviance et la mienne, je ne me sens pas à l’aise à revendiquer ce terme comme elle le fait, mais ce n’est pas dans mes intentions. Ici, j’utilise « déviant » pour décrire une vision du monde utilisée par les autres sur les personnes trans*, sans rien affirmer sur la légitimité de « déviant » comme identité.

Comme tout modèle, déviants/femmes/hommes n’existe pas vraiment. C’est un patron utile à appliquer aux pensées et comportements des gens, et qui offre un cadre dans lequel les comprendre, les prédire et éventuellement les changer. Dans la réalité, les gens ont des opinions sur le genre complexes et personnelles, et vont bien souvent dire une chose et en penser une autre.

Dans ce modèle, la plupart des personnes cis sont genrées comme cis presque tout le temps. Beaucoup de personnes trans* sont également soit genrées dans le bon genre, soit mégenrées dans le « mauvais » genre. Occasionnellement (ou pas si occasionnellement pour certaines d’entres nous), nous sommes transgenrées comme « déviants » par ceux qui nous entourent. Certaines personnes et institutions vont explicitement prévoir une catégorie « autre » dans leur vision du monde. D’autres ne le feront qu’imlicitement, et ne révèleront son existence qu’à travers leurs comportements. Pour certains, enfin, une telle catégorie ne sera pas pensée ni explicitement ni implicitement, mais pourra exister de manière potentielle, en ce qu’ils pourraient la créer s’ils se trouvent confrontés à une information ou une personne qui ne rentre pas dans leur vision binaire du genre (j’ai souvent vu cela arriver).

Un outil est mieux expliqué avec une démonstration. Parlons donc de…

Privilèges masculins

Un thème récurrent dans les discours féministes radicaux sur la transsexualité est l’affirmation qu’une femme transsexuelle conserve ses privilèges masculins, et qu’admettre les femmes transsexuelles dans les espaces féministes non-mixtes reviendrait à y admettre le privilège masculin, sapant la raison pour laquelle on avait initialement voulu les organiser en non-mixité.

Une rapide recherche vous renverra de nombreux articles débattant le pour ou le contre sur ce point. Mais de façon prévisible, en tant que femme transsexuelle et féministe radicale, je vais l’attaquer par un angle un peu différent, à l’aide de notre modèle du genre ternaire. Il nous faudra aussi faire appel à un modèle existant, à savoir le modèle du « sac à dos »7 du privilège masculin, dans lequel le privilège masculin est construit comme un réseau de privilèges multiples. Dans les grandes lignes, je catégorise ces privilèges en privilèges intériorisés, sociaux, et de pouvoir-sur :

  • Les privilèges masculins intériorisés se rapportent à qui l’on est ou à sa conscience de soi.
  • Les privilèges masculins sociaux relèvent du traitement par la société et de l’accès aux institutions.
  • Les privilèges de pouvoir-sur sont ceux qui donnent aux hommes influence et contrôle sur les femmes

Bien sûr, les privilèges masculins interagissent les uns avec les autres et recoupent parfois plusieurs catégories. Par exemple, un homme peut être amené à penser que son opinion est si importante (intériorisé) parce qu’il n’est pas interrompu au sein d’un groupe (social) ; il est capable d’éviter le harcèlement de rue (social) en partie grâce à un langage corporel confiant qui devient part de son image de lui-même (social) ; et une partie de la pression au consentement qu’il impose (pouvoir-sur) vient de ses propres attentes (intériorisé) et de la façon dont la société réagirait au non-consentement (social). Il serait donc plus correct de dire que les privilèges masculins ont des composantes intériorisées, sociales ou de pouvoir-sur, dans différentes mesures pour chaque privilège ou ensemble de privilèges.

Les modèles traditionnels de la transition, basés sur une conception binaire du genre social, décrivent comment une femme transsexuelle perd graduellement (ou, selon certains, ne perd pas) ses privilèges masculins en transitionnant socialement et en étant de moins en moins perçue comme homme et de plus en plus comme femme.

Je soutiendrais que différents types de privilèges sont abandonnés, suspendus ou détruits à différents moments de la transition et que comprendre quand et comment cela se passe est possible grâce à notre modèle du genre-ternaire.

Suppression du privilège masculin par la misogynie et la transphobie dans le modèle du genre ternaire

Mon expérience de la transition n’a pas été d’être passée « d’homme » à « femme » d’une façon en quoi que ce soit linéaire. Au cours du temps, certaines composantes de mon corps, de ma présentation et de ma psyché se sont retrouvées à évoluer de « homme » à « déviante », de « déviante » à « femme » et souvent vice-versa, différentes choses prenant ma priorité personnelle, et opérant à construire des présentations genrées qui m’ont amenée à être traitée différemment dans des situations différentes par des personnes différentes.

En passant de « homme » à « déviante », j’ai remarqué que mes privilèges masculins sociaux m’avaient été globalement confisqués en ce que, les gens ne me traitant plus comme un homme, je ne me voyais plus offrir la plupart de ces privilèges sociaux. En passant de « déviante » à « femme », la plupart ne sont pas revenus. Plus généralement, j’ai ressenti ces privilèges comme m’étant enlevés par la société en fonction de la façon dont elle me percevait. Dans les grandes lignes, je caractérise cette suppression comme de la misogynie, c’est à dire la condition normale des femmes sous le patriarcat.

Mes privilèges de pouvoir-sur sont ceux pour lesquels j’ai senti que les choses dépendaient le plus des situations, en ce qu’ils ont surtout dépendu de comment chaque individu me genrait, plutôt que de comment j’étais genrée par la société dans son ensemble. Parce que j’ai délibérément évité de trop interagir avec les gens qui me transgenrent en tant que « déviante », mon expérience fut principalement d’être traitée comme une femme. Tout au plus, les gens sur qui j’ai (malgré moi) conservé le plus de pouvoir-sur sont ceux qui m’avaient précédemment connue dans un rôle social masculin ; les relations de pouvoir sont solides et prennent quelque temps à changer, si jamais elles changent.

En passant de « homme » à « déviante », certains de mes privilèges masculins intériorisés me sont restés et d’autres non. J’ai affirmé par le passé (pas sur ce blog) que si vous deviez concevoir un système de conditionnement social destiné à ôter toute confiance en soi, le processus de transition attendu d’une femme trans par le NHS8 serait un bon candidat. Certaines d’entre nous ont de meilleures expériences que d’autres. La mienne a été plutôt bonne, après tout, et une bonne part de mes privilèges intériorisés m’est donc restée. Je ressens généralement que j’ai droit à une opinion, que mes pensées et mes choix sont valides. Mais plus largement, je caractérise ce processus comme le fait de vivre la transphobie, une condition normale quand on est considéré comme trans* sous la suprématie cis.

Toujours sur les privilèges intériorisés, et de façon plus problématique, mon sens de la prise de parole en groupe reste parfois étroitement aligné sur les modèles inculqués aux hommes, ce qui étant donné que je passe de plus en plus de temps dans des groupes d’organisation non-mixtes signifie que je dois travailler dur à consciemment parler moins. En passant de « déviante » à « femme », j’ai commencé à ressentir certains des mécanismes d’auto-contrôle subis par les femmes depuis la naissance et opérant à supprimer l’estime de soi et la confiance en elles des femmes sous le patriarcat. Aujourd’hui, je peux m’attendre à être censurée si je parle d’une façon perçue comme étant trop confiante pour une femme, exactement comme la plupart des personnes assignées femmes à la naissance (AFAB9) le sont. Parce que ça ne m’arrive que depuis moins longtemps qu’aux femmes AFAB, cela n’a pas encore eu autant d’effet. Tout comme la perte du privilège masculin social, je caractérise ceci comme de la misogynie.

Depuis que j’ai publié cet article, je remarque qu’il a été récupéré et commenté par Gendercast. Dans son podcast, Tobi Hill-Meyer critique le sous-entendu ici que les femmes transsexuelles auraient un privilège entièrement « masculin » avant leur transition. Je suis d’accord avec elle, et cette implication n’était pas voulue. Je pense que la situation pré-transition peut être complexe, suffisamment complexe pour que j’aie depuis consacré un article entier à en discuter (ainsi qu’à quelques autres concepts)10.

La double contrainte de la transphobie et du privilège de subir la misogynie

C’est je pense ici que beaucoup de confusion entre en jeu dans la compréhension des vécus des femmes transsexuelles, et que j’espère la dissiper. Toutes les femmes transsexuelles n’éprouvent pas immédiatement le lot complet de la misogynie dès le début de leur transition. Paradoxalement, l’absence de traitement misogyne peut être douloureuse. Nous apprenons que la condition normale de femme sous le patriarcat inclut la misogynie. Ne pas subir la misogynie est une bonne chose, parce que la misogynie ne l’est pas, mais c’est aussi un signe que l’on n’est pas considérée comme une femme normale. C’est à dire un signe d’être transgenrée comme « déviante ».

L’objectification sexuelle en est un bon exemple. J’ai pu participer à quelques ennuyeuses conversations sur le harcèlement de rue avec des hommes cis, qui pour leur part consistaient principalement à soutenir que le harcèlement de rue est une bonne chose parce que c’est un compliment. Bien sûr, l’expérience réelle des femmes AFAB du harcèlement de rue est souvent bien différente. Les deux points de vue sont très bien résumés par ce dessin sur le harcèlement de :rue.

Quand les femmes transsexuelles tentent d’évoquer comme il peut être douloureux de ne pas subir ce harcèlement de rue, nous pouvons être déboutées comme si nous défendions le point de vue de l’homme dans le dessin, qui dit :

Si une femme dans la rue me disait que je suis beau, ça ferait ma journée !

Ce que l’on dit en fait c’est que l’un de nos moyens de savoir que la société nous considère comme des déviances est qu’elle nous traîte différemment des femmes, et nous savons que si nous ne sommes ni homme ni femme nous sommes déviantes.

Dans mon expérience :

  • Quand j’étais principalement mégenrée comme homme, j’avais tendance à recevoir la plupart des formes de privilège masculin.
  • Quand je suis transgenrée comme déviante, je dispose de certaines mais pas de toutes les formes de privilège masculin, et subis également la transphobie, qui opère à supprimer lentement certaines formes de privilège masculin.
  • Quand je suis correctement genrée comme femme, je rencontre encore quelques restes de privilège masculin et je bénéficie de ce que Julia Serano appelle le privilège cis conditionnel, que certaines femmes trans appellent privilège du passing, et que je décris comme une combinaison du soulagement conditionnel de la transphobie (conditionné au fait de ne pas être outée) et du privilège de subir la misogynie, une misogynie qui travaille lentement (comme elle est censée le faire sur toute femme) à supprimer la confiance en soi, le bonheur et le libre-arbitre.

Cette dernière phrase est quelque peu sarcastique. Il est d’une cruelle ironie que l’avant-dernière phase (je reviendrai là-dessus plus loin) dans le voyage d’une femme transsexuelle (si on veut le voir comme un voyage ; je pense que cette comparaison a quelques aspects problématiques mais elle est utile ici) implique l’acomplissement ultime de se qualifier pour la misogynie, le type de traitement que la société réserve à sa classe de sexe, les femmes, une classe largement traitée comme moins-qu’humaine, dont on peut disposer et abuser ; et que l’on ressente malgré tout comme un privilège d’atteindre cette étape. Comme l’écrit Melissa McEwan dans Shakesville :

Quel choix : être reconnue mais harcelée, ou être ignorée et se voir refuser le rang de femme.

Comprendre pourquoi cette phase peut être désirable requiert le modèle du genre ternaire. Quelqu’un qui serait directement passé « d’homme » à « femme » (ne passez pas par la case départ, ne gagnez pas deux cent mille euros de dettes en factures de laser) comprendrait immédiatement que la misogynie est un état indésirable. S’il existait un rayon de re-genrage magique capable de changer instantanément le sexe et le genre d’une personne, ce serait non seulement merveilleux pour les personnes trans, mais ce serait aussi l’outil le plus persuasif du féminisme : zappez un homme, laissez-le vivre un mois à la place d’une femme, re-zappez-le, et il deviendra féministe radical, garanti. La disparité entre les conditions des hommes et des femmes est si grande, si évidente, qu’elle serait immédiatement appréhensible.

Mais les personnes transsexuelles n’utilisent pas le rayon-à-genre. Nous passons par ce processus lentement, et ce faisant, nous passons à travers une position de non-privilège distincte de la misogynie : l’étape « déviante » du modèle du genre ternaire, une phase durant laquelle nous vivons la transphobie, qui consiste en délégitimisation, violences (principalement mais pas seulement réservée aux femmes trans travailleuses du sexe ou de couleur), aliénation, isolation sexuelle et exclusion même d’espaces queer. Le « privilège » de subir la misogynie est un soulagement (conditionnel) de la transphobie. Pour les femmes transsexuelles féministes, il peut aussi s’accompagner d’une reconnaissance de notre sororité avec les femmes AFAB, et d’un sentiment de légitimité. Cela ne fait aucun doute que nous y aspirons parfois, et ne signifie pas que nous nions le mal que la misogynie fait à toutes les femmes.

Une transféministe radicale

Revenons sur cet « avant-dernière ». Pour moi, ce privilège de recevoir la misogynie est comme la dernière étape de mon soi-disant voyage, à l’exception d’une autre. La dernière, pour moi, est un féminisme radical qui rejette globalement toute forme de misogynie, y compris la transmisogynie, et tout sentiment de bon droit de tout être humain ou de toute institution de m’imposer ses stéréotypes de genre, que ce soit en me genrant comme déviante ou comme membre de la classe de sexe. C’est pourquoi je suis une transféministe radicale, c’est pourquoi je veux que le féminisme radical et le féminisme transsexuel travaillent main dans la main à la destruction du patriarcat (et de son arme, le genre ternaire) et c’est pourquoi j’écris ici.

Appel à réponses

Il reste de nombreuses lacunes à cet article. Les sujets sur lesquels j’aimerais lire mais n’ai ni le temps, ni les connaissances ni l’expérience pour écrire comprennent :

  • Les modèles à un-genre (comme le paradigme médiéval du sexe), où les hommes étaient considérés comme les êtres les plus humains, et tous les autres des degrés inférieurs d’humains. Je pense que ceci décrit aussi plutôt bien notre situation présente. Peut-être ces modèles se composent-ils mieux avec les façons dont on pense, par exemple, les handicaps et la blanchité.
  • La manière dont l’ostracisation des personnes trans* en déviants interagit avec d’autres formes d’ostracisme. J’ai vécu seulement un ou deux axes d’ostracisme. En quoi vivre plus de types de marginalisation change l’applicabilité de ce modèle ?
  • Vos utilisations du modèle du genre ternaire pour enquêter sur des expériences dans vos propres conceptions du genre, ou des expériences du traitement par les autres de votre genre.
  • Les utilisations du modèle du genre ternaire au-delà du genre. Je pense qu’il est probable que plusieurs binarités dans le monde soient en réalité des ternarités, soutenues par une catégorie « autres ». Je serais intéressée de voir quels autres problèmes cette idée peut résoudre.

  1. NdlT : En anglais freak : personne monstrueuse, anormale, bête de foire exposée dans les zoos humains qu’étaient les « freak shows », très populaires aux États-Unis de la fin du XIXème au début du XXème siècle. À propos de notre traduction de ce terme en français par déviant, cf. la note6
  2. NdlT : En anglais transsexual, traduit par transsexuelle tout au long de ce texte pour rendre le mieux possible les choix de vocabulaire de l’autrice. Il convient de garder à l’esprit que ce texte date d’il y a quelques années et que les sens donnés aux termes « transgenre » et « transsexuelle » en anglais et à l’époque n’étaient alors pas les mêmes qu’aujourd’hui. Les idées développées dans ce texte restent applicables en remplaçant « transsexuelle » par « trans » ou « transgenre », dans leur acception actuelle. Pour des définitions de ces termes tels qu’employés alors, se référer à l’annexe de la traduction française de Manifeste d’une femme trans et autres textes de Julia Serano, éditions Tahin Parti, 2014. 
  3. NdlT : L’autrice utilise les termes gender et misgender (traduits ici par genrer et mégenrer) comme des verbes pour désigner l’action d’assigner une personne à une catégorie de genre en se basant sur la façon dont on la perçoit et non, comme c’est souvent le cas aujourd’hui, le seul fait de se référer à la personne avec tels ou tels pronoms et accords grammaticaux. 
  4. NdlT : Ici encore, l’anglais transgender est utilisé comme verbe pour désigner l’action d’assigner à une catégorie tierce une personne perçue comme visiblement trans. 
  5. NdlT : La citation provient en réalité de Matrix Reloaded, le deuxième volet de la trilogie, et apparait sur l’extrait suivant : https://www.youtube.com/watch?v=MMOCMt93JAE. 
  6. NdlT : Nous avons choisi de traduire l’anglais freak par déviant tout au long de ce texte, parce que c’est le mot qui nous semblait le plus fort, et qui rendait le mieux l’aspect péjoratif du terme anglais, tout en restant proche du sens initial. Cependant, la déviance s’entend la plupart du temps comme par rapport à un système de normes sociales, plus que physiques. Si cette connotation est tout à fait à propos pour l’utilisation faite par Millbank de ce mot pour illustrer les vécus des personnes trans, elle l’est beaucoup moins pour l’utilisation qui en est faite par Mingus dans cet extrait, qui insiste au contraire sur l’anormalité physique. Nous avons néamoins décidé qu’il était plus important de coller au sens utilisé dans le reste de l’article que dans ce passage, plus éloigné du sujet qui nous intéresse ici. Il conviendra donc de le lire en gardant à l’esprit que le terme déviant introduit potentiellement une légère différence de connotation par rapport au texte original. 
  7. L’autrice semble se référer ici à un article de Peggy McIntosh, professeure au Centers for Women du Wellesley College à Boston. Cet article présente le privilège blanc comme un « sac à dos invisible et sans poids, rempli de fournitures spéciales, cartes, passeports, carnets d’adresses, codes, visas, vêtements, outils et chèques en blanc » (source), dont elle dresse alors une liste. Cette idée a ensuite été adaptée par différentes autrices au privilège masculin. Cf. White Privilege: Unpacking the Invisible Knapsack, Peggy McIntosh, 1998. 
  8. National Health Service, services de santé publics britanniques, NdlT. 
  9. NdlT : Assigned Female At Birth. L’acronyme est souvent employé tel quel en français, bien que sa francisation (AFAN) se rencontre parfois également. 
  10. Article non-traduit en français à notre connaissance : https://radtransfem.wordpress.com/2012/02/03/sex-educations-gendering-and-regendering-women/ 

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