Une femme trans peut-elle être lesbienne ? Au sein et en dehors des mouvements féministes, de tous les côtés du spectre politique, l’idée dérange, ou du moins provoque incompréhension et questionnement. Quelle femme trans s’affichant comme lesbienne ne s’est pas ainsi entendu dire par son entourage, lors de son coming out : pourquoi changer de sexe, si c’est pour coucher avec des femmes ? Et c’est au sein même du mouvement féministe que les affrontements sur cette question sont les plus violents, une frange considérable des féministes, pafois radicales, souvent lesbiennes, s’opposant avec virulence à l’idée qu’une personne qu’elles voient sinon comme un homme du moins comme « mâle » puisse évoluer dans leurs cercles.
Nier à une femme trans le statut de lesbienne est l’une des principales raisons pour lui ôter simplement le statut de femme. Une lesbienne étant usuellement définie comme la femme qui intéragit primairement avec d’autres femmes, une femme trans ne peut être lesbienne que si elle est une femme. Cette question, cruciale, a été maintes fois débattue, faisant appel à des tergiversations sans fin sur le modèle avec lequel on choisit d’envisager le sexe ou le genre : équivalents ou dissociés (l’un engendrant alors ou non l’autre), catégories ou identités, dynamiques collectives ou positionnements individuels, naturels ou construits, etc. Autant de fausses oppositions dans un cadre politique, où le modèle que l’on choisit dépend essentiellement du problème concret que l’on veut trancher.
Revenons alors à la question du lesbianisme. En tant que lesbiennes radicales, notre lesbianisme est politique et ne saurait être réduit à ce que l’on nomme couramment « orientation sexuelle » : l’attirance ici des femmes pour les autres femmes. Pour le comprendre, nous devons nous rappeler que le lesbianisme ne peut s’envisager que comme produit secondaire à l’intérieur du régime politique hétérosexuel, régime politique qui définit la classe des femmes comme occupant un rôle subalterne au service de la classe dominante des hommes, cette exploitation organisée prenant entre autres la forme du couple entre un homme et une femme. Au sein de ce système, la lesbienne est la femme qui refuse de se prêter à ce jeu et se construit alors en dehors, refusant d’investir son énergie au service de l’homme. La société masculine lui assignera une place toute particulière : celle de lesbienne, de gouine, de queer, où elle se verra retirer les compensations normalement offertes aux femmes en échange de leur servitude, et subira violences et isolement, dans le but évident de dissuader toute autre femme de l’imiter.
Si le lesbianisme se définit comme une position se construisant en opposition à l’hétérosexualité, qu’en est-il alors de l’hétérosexualité des femmes trans ? Une femme trans est-elle hétérosexuelle lorsqu’elle est avec un homme ? Il est évident que oui dans le cas où elle est vue par l’homme comme une femme, et où l’homme intéragit avec elle comme il le ferait avec n’importe quelle femme – soit parce qu’il ignore qu’elle est trans, soit, plus rarement, parce que le fait qu’elle soit trans n’influe que marginalement sur sa perception d’elle. Dans ce cas, l’homme traite la femme trans comme il traiterait n’importe quelle autre femme : objectification et déshumanisation. Il lui ôte sa personnalité propre, en faisant d’elle son objet dont il exploitera le travail domestique, émotionnel, sexuel et reproducteur. Reproducteur car, si tout au plus elle ne sera en mesure de porter ses enfants, il exigera toujours d’elle de s’occuper de ceux qu’ils pourraient obtenir par d’autres moyens.
Plus intéressant et révélateur est le cas où l’homme est avec une femme dont il sait qu’elle est trans. Cette situation n’est pas rare. Les féministes hostiles aux femmes trans ont souvent avancé que le traitement des femmes trans par la société (et donc leur oppression par le patriarcat) n’est au fond pas différent de celui réservé aux hommes plus ou moins déviants vis-à-vis des normes de genre (notamment homosexuels et/ou effeminés). S’il est difficile de comparer le traitement par la société dans son ensemble, c’est dans le rapport à l’hétérosexualité que la différence apparait la plus évidente. Car un homme homosexuel, tout effeminé qu’il puisse être, ne sera pas pour l’homme hétérosexuel un objet de désir. Mais bien qu’ils s’en défendent, un nombre considérable d’hommes hétérosexuels ont au contraire ce désir, ce fantasme inavouable, de coucher avec une femme trans, construit au fil des représentations des femmes trans, désormais bien implantées dans l’imaginaire collectif. C’est vrai pour les femmes trans en général, vues par les hommes hétérosexuels comme plus isolées, fragiles ou, au contraire, décomplexées et libérées, et dans tous les cas, plus faciles que les autres femmes ; c’est d’autant plus vrai pour les femmes trans non-opérées, disposant encore de leurs attributs sexuels d’origine. Dans tous les cas, les femmes trans sont ainsi hétérosexualisées par l’homme. Elles sont faites, par son désir sexuel et comme toutes les autres femmes, les objets sexuels déshumanisés de l’homme. Plus encore même, en ce que l’exotisation de leur particularités, de leurs corps, accentue cette déshumanisation et cette objectification.
Mais une femme trans n’est pas seulement hétérosexualisée comme femme. En tant que trans, elle est aussi la cible de la transphobie : un réflexe de défense patriarcal qui au même titre que l’homophobie vient frapper celles et ceux qui outrepassent les limites du rôle qui leur a été assigné, et dont l’existence remet en question l’idéologie patriarcale – idéologie présentant l’hétérosexualité comme naturelle et évidente. Les violences, la déligitimisation, l’extrême marginalisation induites par cette transphobie se superposent à son hétérosexualité. Doublement déshumanisée, une femme trans est très largement vue comme sous-humaine par l’homme, qui peut en disposer et abuser comme bon lui semble. En disposer sexuellement, quand il a besoin d’une femme qu’il pourra objectifier plus qu’il n’aurait objectifié aucune autre femme ou qu’il a besoin d’assouvir un fantasme malsain. Et disposer de leur vie également : comme les autres femmes, les femmes trans sont souvent tuées par leur partenaire régulier. L’étude approfondie des meurtres de femmes trans montre ainsi que la trans panic invoquée par les tueurs comme défense n’est souvent qu’un prétexte, qui leur évite en outre de voir leur précieuse masculinité attaquée par la révélation au procès de leur relation avec une femme trans. En réalité, le fait leur est souvent connu depuis le début de leur relation, et les mobiles du crime guère différents des autres cas de féminicides : jalousie, possessivité, contrôle, ou autres motifs futiles illustrant le peu de cas que l’homme et la société en général font de la vie d’une femme et, dans le cas présent et à plus forte raison, d’une femme trans.
Comme les autres femmes, les femmes trans sont isolées. Les hommes avec qui elles vivent, mais aussi les institutions, feront tout pour la garder éloignée de ses semblables : des autres femmes mais aussi des autres trans. Le milieu médical a su monter les femmes trans les unes contre les autres : primaires contre secondaires, celle qui « passent » contre celles qui ne « passent pas ». De peur que, ensemble, elles se donnent l’empowerment nécessaire à dépasser les normes de genre si fortes attendues d’elles.
Car si une femme trans souffre, comme les autres femmes, de son hétérosexualité, elle en souffre d’autant plus que cette hétérosexualité lui est présentée comme faisant partie intégrante de la reconnaissance de sa condition de femme. Être trans n’est qu’une conséquence du système coercitif de catégorisation qu’est l’hétérosexualité, au même titre que les autres déviances vis-à-vis de ce système, telles que l’homosexualité. Les femmes trans sont male-identified, en ce que leur bien-être et leur identité dépend de l’adhérence au modèle masculin de catégorisation de rôles sexués. Dans une société sans patriarcat, sans division sexuée et dans laquelle chacun pourrait modifier librement son corps, la catégorie « trans » n’aurait plus aucun sens, pas plus que les catégories d’homme et de femme. Cela signifie t-il, pour autant, qu’un féminisme radical devrait rejeter catégoriquement toute possibilité de transition de sexe comme intrinsèquement misogyne ?
Il faut admettre déjà que les femmes trans ne sont hélas en cela pas bien différentes de la plupart des autres femmes, elles aussi identifiées à travers le prisme masculin de la catégorisation de l’humanité, elles aussi promptes à défendre leur oppresseur masculin, et l’hétérosexualité qui les unit à lui. De la même façon que toute femme cherche dans cette identification la confirmation d’être une « vraie femme » (et les compensations que l’homme leur octroiera en échange), les femmes trans y cherchent en plus un abri contre la violence et la marginalisation dues à la transphobie. Il n’est donc pas étonnant que leur hétérosexualité et leur féminité soit si importantes à leurs yeux. Et il faut admettre également qu’une femme trans n’a guère plus le choix, n’est guère moins conditionnée en cela qu’une autre femme. Car quelles qu’en soient les causes, le malaise ressenti vis-à-vis de sa catégorie de sexe et vis-à-vis de son corps au point de pousser à la transition est si puissant, si profondément implanté qu’il ne peut être ignoré ou dépassé – autrement que par la transition.
Une femme trans est donc coincée : elle a le choix entre ignorer ses sentiments et réprimer ce qu’elle voudrait être, ou embrasser le système masculin de classification, embrasser le rôle subalterne prévu pour les femmes au sein de ce système. Et ce choix est d’autant plus difficile que la seconde option la placera en porte-à-faux de nombre de femmes féministes, qui lui reprocheront d’entériner ce système masculin, de le perpétuer, et de l’importer au sein des mouvements féministes. Et elle sait pourtant que la première option lui est absolument inenvisageable. Nous devons être conscientes que tout ce que nous sommes, de notre ressenti à notre condition déshumanisée, émane de la structure patriarcale de la société. Devrions-nous cependant, pour nous affranchir de cette condition, nous contenter de revenir au rôle d’oppresseur qui avait été prévu pour nous ? Ou devrions-nous au contraire revendiquer fièrement notre statut subalterne, et être ainsi rejetées par les autres féministes elles-mêmes ?
Refuser de faire ce choix, c’est refuser le système masculin de classification, et c’est aussi refuser l’hétérosexualité : refuser de s’engager avec les hommes. La femme trans lesbienne refuse de choisir. Elle veut vivre pleinement telle qu’elle voudrait être, et rejette ce que la société masculine voudrait faire d’elle : un être embrassant volontairement et se complaisant dans une position de pire que dominée, pire que déshumanisée, et qui devrait provoquer chez n’importe quel être humain un rejet total, qui devrait provoquer chez une femme trans un rejet total si on ne lui avait pas fait comprendre que son acceptation d’elle-même en dépendait. Car les institutions, au premier rang desquelles le corps médical et le système judiciaire, en tant que représentantes des structures de pouvoir et de domination, se sont depuis longtemps attachées à réprimer toute déviance, réservant la possibilité d’effectuer une transition aux seules femmes trans convenablement hétérosexuelles et féminines – en somme, male-identified. Le message, une fois de plus, est qu’on ne peut être une femme que si l’on peut être abusée et exploitée par un homme.
Ce n’est qu’en se désengageant des hommes et de l’hétérosexualité que nous pourrons concilier nos aspirations – ce que nous voulons faire et être – et nos convictions féministes, et que nous pourrons construire une véritable solidarité féministe avec nos sœurs lesbiennes. Les femmes trans et les autres femmes ont été trop longtemps montées les unes contre les autres, par un trop évident stratagème patriarcal de division des femmes. Il est temps que nous nous reconnaissions et nous unissions pour nous libérer de notre véritable ennemi, le régime politique hétérosexuel, et détruire les catégories de sexe qui nous oppriment toutes.
Très bon texte !
Très bon texte