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Introduction au transféminisme : une approche matérialiste

Ce texte a été initialement écrit et structuré par Constance L. suite à une polémique sur un groupe de discussion Facebook au sujet de la place des questions trans dans le féminisme. Il a ensuite été remanié par Delphine Christy pour le rendre publiable sous cette forme, et servir de base à un futur manifeste.

Il se veut ainsi une introduction au sujet, dans laquelle nous tentons de construire une présentation simple des enjeux féministes autour de la condition trans et ce que nous appelons « transféminisme ». Il n’y a évidemment aucun consensus parmi les personnes trans sur comment décrire ou expliquer leur condition. Notre explication s’inspire largement du féminisme lesbien et du féminisme matérialiste, rejetant tout déterminisme biologique des catégories de sexe, du genre ou des orientations sexuelles.

Nous invitons en outre fortement à lire les textes référencés à la fin de cet article, et bien que nous ne soyons pas entièrement d’accord avec tous ils sont relativement courts et offrent un éclairage intéressant sur la question.

Qu’est-ce que le genre ?

Qu’est ce que le genre ? Cette question, centrale, revient inlassablement sitôt que l’on entreprend de réfléchir aux fondements des enjeux politiques autour de la question trans. Les débats résultants – qu’ils opposent militantes trans et féministes transphobes ou qu’ils soient internes à la communauté trans – révèlent souvent un désaccord profond à son sujet. Pour y répondre, nous nous inspirerons de Christine Delphy, qui dans Classer, dominer1 propose la définition suivante :

[Le genre] est le système cognitif qui sépare l’humanité en deux groupes totalement distincts, totalement étanches, exclusifs l’un de l’autre et totalement hiérarchisés. […] Qu’est-ce que le genre ? En tant que concept, il correspond à peu près au sexe social. La recherche a prouvé que la plupart des différences entre les sexes, les différences de statut social, de richesse et de pouvoir, mais aussi les différences dites psychologiques, d’aptitudes et d’attitudes entre femmes et hommes, ne sont causées ni par le sexe anatomique, ni par les différences de fonction dans la procréation que ce sexe anatomique induit.

Nous échafauderons notre explication à partir de cette citation, en ajoutant des précisions ou des corrections où elles sont nécessaires.

Pour les sociologues, les anthropologues et les féministes, le genre est donc une organisation et une hiérarchie sociale. Lorsque l’on dit qu’il existe (ou qu’il a existé) des cultures avec plus de deux genres, il s’agit de sociétés organisées, structurées, de telle façon que la distribution genrée des rôles est répartie en trois (ou plus) catégories d’individus. Pour citer l’exemple des cultures nord-américaines pré-coloniales, les obligations revelant du domaine religieux et chamanique reposaient en grande partie sur ces personnes dites « deux-esprits », qui y constituaient un ou plusieurs genres à part entière, distincts d’homme et femme. Il convient donc de considérer le genre non comme un phénomène psychologique propre à chaque individu mais comme une organisation sociale propre à chaque culture2. La forme précise de cette organisation varie également au cours de l’histoire, le modèle du genre dans l’Europe médiévale étant bien différent de celui que nous connaissons.

Aujourd’hui, en France – et, plus largement, dans les pays dits occidentaux – le patriarcat s’organise autour de seulement deux catégories de genre. Si l’on excepte certaines personnes reléguées en marge des deux catégories. Ces personnes, incluant les personnes homosexuelles, ne sont alors pas reconnues comme faisant partie d’une catégorie à part entière car elles ne jouent pas un rôle productif au sein de ce système. Au contraire, elles remettent en question par leur existence l’idéologie tendant à présenter comme naturelle l’organisation patriarcale et hétérosexuelle. Par conséquent, leur oppression ne tend pas vers leur exploitation mais vers l’extermination3 4.

Enfin, le genre n’est pas personnel. Chaque personne diffère certes plus ou moins de ce qui est strictement attendu d’elle compte tenu de son rôle social. Les travaux des féministes intersectionnelles nous montrent d’ailleurs que les attentes reposant sur un individu en raison de son genre sont modulées par le racisme et les inégalités de classe qu’il subit. Mais il est néanmoins impossible d’échapper individuellement à cette classification – y échapper collectivement, au contraire, étant l’objectif du féminisme ! Preuve en est que l’on parlera au mieux d’androgynie pour une personne dont l’apparence ne permet pas de la classer instinctivement dans l’une ou l’autre des deux catégories.

Le genre précède le sexe

Le genre divise ainsi l’humanité en deux groupes séparés et hiérarchisés : un groupe étant structurellement dominé et exploité par l’autre. Cette oppression des femmes, ce rôle social qui leur est assigné, ne peut se réduire à la seule procréation, et recouvre aussi tout un aspect économique fortement lié à l’hétérosexualité5. Les femmes sont ainsi poussées, entre autres, vers toutes les activités de soin (soin et éducation des enfants, soin des malades et personnes âgées, soins du corps), vers la sphère domestique, et exclues des instances de pouvoir. Les femmes stériles, lesbiennes ou trans n’échappent pas à ces formes d’oppression patriarcale. Ceci nous mène à définir les femmes comme une catégorie sociale, et non biologique.

Le mot genre en lui-même est postérieur au mot sexe. Pour le comprendre, il faut s’intéresser à la rationalisation biologique des catégories patriarcales opérée par la médecine moderne lorsqu’elle s’est développée au dix-neuvième puis au vingtième siècle. Lorsque des chercheuses et militantes féministes ont voulu par la suite, dans la lignée de Simone de Beauvoir, contrer ces discours essentialistes, elles se sont elles-mêmes appuyées sur une démarche scientifique, fondant le concept de genre, alors défini comme recouvrant les différences non-biologiques (non-innées) entre les hommes et les femmes.

La dichotomie « sexe/genre » suppose que le sexe soit une catégorie qui fasse sens en dehors du genre, du patriarcat. Nous savons pourtant que ce que la médecine appelle sexe biologique n’est en réalité qu’une collection de traits disparates : génotype, taux hormonaux, aspect des organes génitaux internes et externes, caractères sexuels dits secondaires comme le développement mammaire ou pileux, etc. Nous savons également que ces traits ne sont pas toujours cohérents entre eux, et qu’ils présentent une variabilité individuelle très importante.

Le « sexe » n’est pas une observation neutre de la nature mais le regroupement de ces traits en un ensemble d’apparence cohérente et qui prétend expliquer biologiquement l’organisation genrée de la société, dans le but de valider l’idéologie dominante qui la présente comme naturelle. En témoignent les nombreuses études cherchant à mettre en évidence des différences d’aptitudes innées entre les personnes en fonction de leur sexe. En réalité, ces recherches sont des millénaires postérieures à la division genrée de la société, qui a opéré tout ce temps sans avoir la moindre notion de ce que sont chromosomes ou hormones, mais en extrapolant grossièrement des caractéristiques physiologiques sans valeur intrinsèque6. Ici se trouve l’origine du postulat majeur du féminisme matérialiste : le genre précède le sexe. C’est à dire : la hiérarchisation crée les catégories – et non l’inverse – et crée également les critères d’appartenance à l’une ou l’autre.

Nous préfèrons d’ailleurs, autant que possible, utiliser nous-mêmes le mot sexe afin d’affirmer son caractère social ; afin de s’opposer aux discours affirmant que les personnes trans ne changent pas de sexe dit biologique7 ; et afin d’éviter les confusions provoquées par la polysémie du mot genre, en particulier lorsque genre et « identité de genre » sont utilisés comme synonymes. C’est pourquoi nous parlerons de transsexualité, plutôt que de transidentité. A partir d’ici, nous n’emploierons plus dans ce texte le mot sexe dans le sens d’organes génitaux, mais uniquement pour se référer aux catégories sociales homme et femme.

Sexe et transsexualité

L’assignation à un sexe n’a pas lieu seulement à la naissance mais tout au long de la vie, et recouvre tout un ensemble de pratiques coercitives qui visent à policer les comportements d’un individu pour obéir aux normes patriarcales. Conséquence logique d’une classification aussi rigide, celle-ci génère ses propres exceptions. Il arrive alors que certaines personnes – pour des raisons qui relèvent rarement d’un choix conscient et libre de toute pression sociale, et le serait-il que ça ne changerait rien – se retrouvent à passer d’un sexe à l’autre, ou à se positionner en marge des catégories de sexe (à l’exemple, dans une certaine mesure, des lesbiennes8). C’est le cas des personnes que nous désignons comme trans.

Au début du vingtième siècle, les personnes que l’on ne nommait alors pas encore trans ont recherché l’aide de la médecine moderne afin de modifier leur apparence, pour la rendre plus conforme à celle attendue d’une personne de leur sexe. Les médecins souhaitant les aider (ou désireux de valider leurs propres hypothèses sur le genre) ont dû développer pour cela des critères diagnostiques justifiant prescription de médicaments ou opérations chirurgicales. Les psychiatres et sexologues de l’époque, tels Magnus Hirschfeld, ont alors caractérisé le transsexualisme par la « conviction [qu’a une personne] d’appartenir au sexe opposé » et la volonté de modifier son apparence pour être considérée comme telle par le reste de la société.

Les concepts d’identité sexuelle et d’identité de genre, à peu près synonymes l’un de l’autre, relèvent également du vocabulaire psychiatrique. Le diagnostic de transsexualisme est resté en vigueur jusqu’à être progressivement remplacé, au vingt-et-unième siècle, par celui de dysphorie de genre, décrivant un mal-être, un inconfort vis à vis de son assignation sexuée. Critère discutable nous en conviendrons, puisque le statut de dominée qui revient à toute femme est peu susceptible d’être confortable pour quiconque. Du moins est-il pour les femmes trans moins inconfortable que le statut d’homme, ce qui en soi constitue un progrès pour quiconque se soucie de leur santé mentale.

Les transitions médicales, pour beaucoup indispensables afin de ne pas être perçues comme trans et ostracisées ou discriminées, sont restées depuis un siècle sous l’autorité de la psychiatrie. Afin d’y accéder, les personnes trans ont dû adapter leurs discours à ceux attendus par les médecins, d’où l’abondance dans les discours trans de termes inventés par des psychiatres et de conceptions sexistes de la catégorisation sexuée reflétant celles du corps médical.

Les contre-discours féministes sur la transsexualité peinent à émerger en raison de la persistance de la domination psychiatrique. C’est pourtant, pour les femmes trans comme pour toutes les femmes, une condition essentielle de notre émancipation vis-à-vis du patriarcat. L’ensemble de ces contre-discours constitue ce que l’on appelle transféminisme.


  1. Christine Delphy, Classer, dominer. Qui sont les « autres » ?, Éditions La Fabrique, 2007 

  2. Circé Delisle, Autodétermination et autonomie, dans AssiégéEs N°2 : Lutter, mars 2017, https://hysteriquesetassociees.org/2017/08/16/autonomie-autodetermination-circe-delisle/ 

  3. Monique Wittig, La pensée straight, dans La pensée straight, Balland, 2001 

  4. Lisa Millbank, The Gender Ternary: Understanding Transmisogyny, 2011, http://radtransfem.wordpress.com/2011/12/12/genderternary-transmisogyny/ 

  5. Christine Delphy, L’ennemi principal, dans L’ennemi principal (volume 1) : économie politique du patriarcat, 1998 

  6. Monique Wittig, La catégorie de sexe, dans La pensée straight, Balland, 2001 

  7. Delphine Christy, Valides et légitimes, 2018, http://questions.tf/valides-et-legitimes/ 

  8. Radicalesbians, The Woman Identified Woman, 1970, https://library.duke.edu/digitalcollections/wlmpc_wlmms01011/ 

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