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Je suis allée à l’Existrans

ProudvLoud
Sabrina Symington, « You aren’t alone » (https://lifeofbria.com/proudvloud-2/), issu du blog Life of Bria Comics: https://lifeofbria.com/

Je suis allée à l’Existrans, et comme chaque année je me suis dit que c’était la dernière fois que je venais. Rien contre l’orga et tout ça, c’était très bien et comme d’habitude les discours de Giovanna Rincon sont forts et justes. C’est juste un truc que vous diront pas mal de trans en vieillissant : tu te sens de plus en plus décalée par rapport à l’ambiance, vu que c’est surtout des gens en début de transition qui sont là, avec un discours et une esthétique, au moins pour ce jour-là, qui met grave leur transitude au centre de leur vie. Alors que toi de ton côté, ben tu as pu passer par là, mais c’est de plus en plus loin. Ta transition elle est finie, les trucs trans c’est pas mal derrière toi. Du coup c’est le décalage: je me sens de moins en moins à ma place avec les années. Presque l’impression d’être une espèce de vieille alliée un peu cis, et que me rappeler de ma transitude me met plutôt dans un mood mélancolique, notamment en repensant aux amiEs suicidéEs.

C’est compliqué parce que d’un côté y’a ce décalage, qui fait que je me sens pas totalement à ma place dans tous les espaces trans, surtout quand ils sont sur une ambiance un peu festive comme à la marche, et d’un autre côté c’est bien auprès de camarades trans que je peux trouver pas mal de solidarité et de compréhension sur une partie pas négligeable de ce que je vis.

Parce que quand-même, y’a pas mal de trucs que je vis qui sont liés au fait que je sois trans – c’est-à-dire à mon histoire trans, au fait d’avoir changé de sexe.

J’ai pu pas mal dire et écrire par le passé que j’étais plus femme que trans, et ça a été repris par d’autres militantes et théoriciennes trans. Je l’ai dit, et en un sens je continue à le dire, pour faire comprendre un truc important : que trans c’est pas une sorte de troisième sexe qui constituerait une identité ou une condition permanentes. Trans c’est le passage d’une classe de sexe à une autre, c’est donc un processus (la transition), ainsi que le nom des moyens (vestimentaires, comportementaux, médicaux, administratifs, etc.) par lesquels on opère ce passage, qui est donc temporaire. Trans désigne non un sexe ni une identité mais un parcours de sexuation, c’est-à-dire une trajectoire spécifique par laquelle unE individu acquiert un sexe. En ce sens après la transition tu n’es « plus » trans, comme par exemple Bambi insiste souvent là-dessus dans ses confs.

Je pense toujours que c’est important de comprendre ça et de le faire comprendre pour éviter une altérisation des trans comme étant une catégorie à part dont les individus appartiendraient jamais vraiment, ni socialement ni physiquement, à leur sexe d’arrivée.

Sauf que tout ça, ça empêche pas que pas mal d’expériences minoritaires que je vis, elles sont déterminées par le fait que je sois trans. Ce qu’il y a, c’est qu’être trans et femme c’est pas vraiment contradictoire, c’est même plutôt tellement imbriqué que la transitude fonctionne comme un truc féminisant, qui exacerbe ta position socialement subalterne en tant que femme. Quand dans une soirée, une meuf me fait piger qu’elle a capté (ou qu’elle sait) que je suis trans, je vais juste me taire ensuite toute la soirée, réduite au silence qui est l’apanage des femmes en société, et je serai même plus silencieuse que les meufs cis de la soirée. Quand plus tard dans la soirée je sais pas trop pourquoi – peut-être elle se sent merdeuse de m’avoir dit ça – elle vient out of nowhere me faire un compliment sur mes jambes alors que je parle à une amie, c’est pareil : elle me signifie à la fois que je suis trans car elle ferait pas ce compliment à une cis de cette manière là en interrompant une conversation, et elle me positionne socialement comme femme en faisant de moi un simple objet esthétique et érotique qu’on a le droit de juger et de dire qu’on juge sur sa beauté dans l’espace public, même si c’est pas le sujet, le cadre de l’interaction. Femme par objectification, mais encore une fois d’une manière exacerbée par rapport à la manière dont on fait vivre ça aux femmes cis, justement parce que la personne en face a pigé que j’étais trans. Je parle d’une anecdote reloue mais pas trop grave, mais cette exacerbation de la féminité des femmes trans par la connaissance de leur transitude, ça fonctionne à balle dans des expériences plus hard, et surtout avec les mecs. Les stats françaises et américaines indiquent que les femmes trans sont plus susceptibles d’être violées que les femmes cis : je pense que c’est en partie lié à ça. Dans le genre du vécu social typiquement réservé aux femmes et constitutif de la position sociale qui fait la féminité, au moins à titre de menace permanente, on est au centre du bail. Rappelez-vous aussi de la meuf trans, Julia Boyer, qui avait été agressée pendant une manif y’a quelques années : un de ses agresseurs lui avait dit de le sucer. C’est pas un truc qu’il demanderait à un mec. Il se rend compte qu’elle est trans, mais ça le conduit pas à se rapporter à elle comme à un homme. Au contraire c’est comme si le fait qu’il ait capté qu’elle est trans l’autorisait à se rapporter à elle comme à une femme mais dans la version la plus violente du rapport des hommes aux femmes.

C’est un paradoxe, mais il y a donc une forme de féminisation, voire d’hyperféminisation, des femmes trans, dans les interactions, par la connaissance de leur transitude. Les cis qui pigent ou qui savent que nous sommes trans ne vont pas nous faire un rappel à la masculinité, mais au contraire nous traiter comme socialement on traite les femmes, c’est-à-dire mal, voire encore plus mal que la moyenne des femmes cis, ou du moins des femmes cis n’étant pas minorisées par une racisation, un handicap, le lesbianisme, la pauvreté, etc. (ce qui ne veut pas dire que des femmes cis minorisées par ces trucs-là ne pourront pas opérer ces rapports de domination envers des femmes trans, ni inversement d’ailleurs). Et le reste du temps, quand les gens en face savent pas ou découvrent pas qu’on est trans – c’est-à-dire la plupart du temps, pour la plupart des trans après quelques mois ou quelques années de transition – ben c’est juste le traitement random qu’on se prend : être traitée comme toutes les femmes, et c’est déjà pas facile.

On parle parfois, généralement pour leur reprocher, d’une hyperféminité de certaines femmes trans, en mode dans leurs vêtements, leurs manières, leurs maquillages et tous les fameux « stéréotypes » : beaucoup d’entre elles auraient une féminité caricaturale. Alors premièrement : LOL, je crois vous avez jamais croisé de meuf trans butch, keupon ou neuski pour sortir ça (ou alors sans piger qu’elle était trans). Et deuxièmement : l’hyperféminité, c’est plutôt une hyperféminisation, une position dans laquelle les femmes trans sont souvent mises dans la mesure où les cis qui captent qu’elles sont trans les soumettent à des traitements de merde, allant de l’objectification à la violence, qui sont une exacerbation de la condition féminine moyenne. Notre prétendue « hyperféminité », elle est assignée.

Bref. C’est peut-être aussi pour ça que je me sentais aussi décalée à l’Existrans. Parce que la transitude, quand elle détermine des aspects de ma vie, c’est généralement pour que je m’en prenne plein la gueule. Je dis pas ça du tout pour juger touTEs les gens qui étaient là en mode célébration de qui iels sont, avec paillettes et tout. Franchement good for them. Juste quand tu avances dans ta transition, voire l’a tout simplement derrière toi, tu t’éloignes un peu de ce rapport à ça, et ta transitude te ramène plutôt à des trucs moches. Moches ? Enfin pas seulement. Comme d’habitude j’ai retrouvé plein de potes trans, bu des coups avec, et ai constaté encore une fois que, quand tu vis des trucs socialement minorisants, c’est en partie avec celles et ceux qui vivent les mêmes minorisations que tu peux partager de l’entraide, de la complicité, de la force. J’ai aussi repensé au fait que, sans l’avoir cherché, ça fait quelques années que la plupart des meufs avec qui je sors sont trans. CertainEs le font volontairement, that’s called T4T babe, et ça rend spécialement croustillant quand des TERFs débiles sortent une dinguerie comme : « Si ces transbiennes sont vraiment des femmes, pourquoi elles sortent pas ensemble ? » Mdr meuf WE DO : toute les populations subalternes ont une tendance à l’endogamie, et les trans font pas exception. Mais ce que je veux dire c’est qu’il y a du positif là-dedans, que c’est pas une espèce de pis-aller. C’est pas un hasard si j’ai mis des râteaux à la plupart des dernières meufs cis qui m’ont draguée ces derniers mois. Masse de meufs cis me plaisent moins justement parce qu’il y a la force d’une complicité et d’une expérience commune qu’elles partagent pas, ce qui leur donne une naïveté de dominante qui est pas le genre d’attitude à laquelle vous avez envie de vous confronter dans une relation. Je repense à la « Déclaration d’amour » de Julia Serano, dans son Manifeste d’une femme trans, où elle décrit à quel point ça peut être empowerant de s’aimer entre femmes trans. Parlant de la beauté qu’elle trouve dans les yeux d’une femme trans, elle écrit : « Quand je les regarde, j’y vois à la fois une force inépuisable et une tristesse inconsolable. Je vois une personne qui a surmonté des humiliations et des attaques qui auraient abattu n’importe qui. Je vois une femme à qui l’on a appris à avoir honte de ses désirs et qui a finalement eu le courage de les poursuivre malgré tout. » Et elle finit par conclure : « après avoir passé la majeure partie de ma vie à culpabiliser de qui j’étais et de ce que je voulais, j’aime à penser que mon attirance pour les femmes trans est peut-être le signe que je commence enfin à apprendre à m’aimer. »[1]

Donc oui, peut-être il y a aussi du bon dans le fait que je suis femme ET trans, et que devenir une femme a pas fait disparaître totalement ma transitude, que ce qui est le plus souvent une sur-minorisation sociale peut aussi être, sous certains aspects, une ressource.

Mais ouais, sous ces ressources il y a la dureté de cette expérience d’exacerbation du fait d’être traitée comme un objet, et c’est aussi à ça que me ramène ma transitude, et qui met la tristesse dont parle Serano dans mes yeux de femme trans et ceux de mes amantes. Ça et le fait que cette Existrans où j’arrive pas à me sentir tout à fait à ma place, je la fais chaque année avec des potes en moins. Avec des potes suicidéEs. La veille de la marche, y’a encore un gosse trans qui a été suicidé, et je pense une bonne partie des gens dans la marche ont des proches ou au moins des connaissances à qui c’est arrivé. C’est aussi pour ça que, comme me l’a dit une pote à qui je parlais de ça après, des fois t’es juste pas en état de célébrer. T’es juste avec ta mélancolie, et t’as besoin de repenser aux mortEs, et d’être un peu seule toute pour le faire – ce qui empêche pas les hommages collectifs qui ont été prononcés avec justesse au début et à la fin de la marche pendant les discours.

Alors comme tout ça m’y avait fait penser, le lendemain de la marche, je suis allée sur la tombe d’un pote suicidé. J’avais rêvé de lui, et c’était comme une conclusion logique de ce week-end d’Existrans. Cette fois au calme dans les allées, dans cette solitude qui m’a manquée la veille. En me disant que c’était ptêt là que j’étais plus à l’aise. Et puis un (très) proche ami trans m’a mis un message pour me demander comment s’était passée la marche, et me dire qu’à la prochaine il viendrait avec sa ptite môme de deux ans que j’adore, que ce serait la première fois qu’il viendrait avec elle, et qu’il espérait bien que je serai avec elle et lui pour l’occaze. Alors je me suis dit que bon, j’irai ptêt encore une fois à l’Existrans l’an prochain.

Vlasta Hepnarova


[1] Julia Serano, Manifeste d’une femme trans et autres textes, trad. Noémie Grunenwald, Paris, Cambourakis, 2020, p. 185-187.